Introduction
Au-delà des 4 millions de décès provoqués dans le monde, l’émergence et la diffusion du SARS-Cov-21 ont bouleversé le système de santé mais aussi l’économie et le tissu industriel. Face à l’augmentation mondiale de nombreux besoins, d’une part, et à la concentration de certains sites industriels dans des pays eux-mêmes particulièrement touchés par la maladie, d’autre part, l’approvisionnement en matériels, produits et consommables a fait l’objet de difficultés pouvant aller jusqu’à la pénurie. Les autorités de tutelle et les sociétés savantes ont dû travailler à des stratégies permettant d’adapter les besoins aux ressources, à l’inverse de ce qui se fait en temps normal. L’ensemble des secteurs des matériels et produits de santé ont en effet été touchés : respirateurs, médicaments, solutions hydro-alcooliques, équipements de protection individuelle (EPI)… Nous allons nous focaliser sur cette dernière catégorie d’articles dont la nature et les conditions d’utilisation ont été remises en cause au cours de cette pandémie : les stratégies dégradées développées pour faire face aux besoins mais aussi leurs conséquences sur nos habitudes et recommandations à l’avenir seront ainsi analysées et discutées (Tableau I).
Contexte
La pandémie de Covid-192 a eu pour conséquence une crispation des circuits d’approvisionnement des EPI qui a abouti dans certaines situations à une pénurie. Pour la première fois depuis la pandémie grippale H1N1 en 2009, l’émergence d’un nouvel agent pathogène a massivement exposé à la fois la population générale et les soignants [1]. Alors que la pandémie grippale a été à l’origine d’un nombre de décès finalement inférieur à celui d’une épidémie saisonnière et de peu de cas graves chez les soignants, la diffusion du SARS-CoV-2 a rapidement eu un impact significatif sur la perception par le soignant du risque d’être contaminé et de contaminer ses proches. Cette perception était initialement liée au lien de parenté avec le SARS-CoV-1, virus qui en 2003 avait causé une épidémie d’une ampleur limitée mais particulièrement meurtrière [1]. En janvier 2020, les premières mesures recommandées en termes de port d’EPI correspondaient d’ailleurs aux précautions renforcées de type « risque épidémique et biologique », c’est-à-dire à des précautions maximales avec port systématique d’un appareil de protection respiratoire (APR) de type masque FPP23, de gants, d’une surblouse à manches longues et de lunettes de protection. Rapidement, les informations venant de Chine puis d’autres pays touchés par l’épidémie ont apporté plusieurs données importantes : la mortalité relative associée à l’infection par le SARS-CoV-2 était bien moindre que celle du SARS-CoV-1 ; néanmoins, au regard du nombre très important de cas, le nombre absolu de formes graves et de décès allait indubitablement et très rapidement être sans commune mesure avec l’épisode de 2003 [1] ; le décès du Dr Li Wenliang, ophtalmologue chinois de 33 ans qui avait lancé l’alerte au niveau international allait par ailleurs mettre en évidence les risques encourus par les soignants de la première ligne. De plus, la contagiosité était nettement supérieure, en raison d’une multiplication virale au niveau des épithéliums bronchiques et alvéolaires, contrairement au SARS-CoV-1 qui infectait uniquement les épithéliums alvéolaires [2]. La crainte des soignants, des patients et de la population générale d’être contaminé et la diffusion mondiale concomitante du virus ont entraîné une surconsommation exponentielle, incontrôlée et parfois exagérée d’EPI. Dès le 20 février 2020, dans son guide méthodologique de « préparation au risque épidémique Covid-19 », le ministère des Solidarités et de la Santé recommande aux établissements de santé de s’organiser afin de disposer d’un stock, au-delà de leurs ressources propres, de matériels et équipements de protection nécessaires pour assurer la prise en charge potentielle de patients atteints de la Covid-19. Les stratégies visant à gérer les difficultés d’approvisionnement sont multiples : révision à la baisse des indications, augmentation de la durée d’utilisation, recherche de solutions de remplacement, réutilisation de matériels normalement à usage unique… D’un point de vue organisationnel, l’approvisionnement et la distribution de certains matériels ont été centralisés et contingentés par les autorités de tutelles. En parallèle, des stocks de réserve nationaux ont été utilisés.
Promotion de la « juste utilisation »
Comme pour d’autres domaines (prescription d’antibiotique ou de test diagnostique), ce n’est pas tant la quantité que la juste indication qui est importante. La gestion de la pénurie est alors abordée sous l’angle de la maîtrise d’une consommation devenue excessive.
Masques de soin et appareils de protection respiratoire
Les masques au sens large du terme ont été au centre des débats. La voie de contamination respiratoire a été immédiatement mise en avant, devant la transmission manuportée et la contamination indirecte par les surfaces. La recommandation d’utilisation systématique du masque à l’hôpital par le personnel au contact des patients puis sa généralisation à l’ensemble de la population générale a entraîné une très forte tension sur ces EPI. Alors que les recommandations initiales préconisaient l’utilisation systématique d’APR, la réduction de leurs indications aux situations de génération d’aérosols et la place centrale des masques médicaux (masques de soin et chirurgicaux) sont devenues la règle dès le 1er mars 2021 : le ministère souligne alors que les APR « de type FFP doivent être réservés aux secteurs prenant en charge des patients Covid-19 confirmés (pneumologie, service de maladies infectieuses et tropicale[s]), réanimation ou cas possibles très symptomatiques ». Cette « désescalade » après une première phase de précautions maximales, si elle a une forte logique scientifique, a été diversement perçue par les professionnels, en raison notamment des discordances entre experts sur la place de la contamination aérienne par le SARS-CoV-2. Au-delà des publications et tribunes contradictoires dans la littérature scientifique, certaines sociétés savantes ont soutenu des positions ambiguës : les Centers for Disease Control and prevention (CDC) nord-américain et la Société française de médecine du travail préconisaient en première intention le port du masque FFP2, et à défaut le masque de soin [3,4,5]. Il est intéressant de noter que, pour un virus respiratoire bien mieux connu, le virus de la grippe, la part de la contamination par les aérosols est une question toujours discutée, avec des recommandations parfois critiquables (port du masque de soin pour la grippe saisonnière, port du masque FFP2 pour une grippe pandémique) [2]. Le débat sur la part respective des gouttelettes et aérosols dans le cas du SARS-CoV-2 a eu le mérite de faire avancer les réflexions sur le continuum de la taille des particules émises et sur une approche plus globale du risque lié à la persistance du virus sur de fines particules dans l’air (espace confiné, génération importante liée à un acte particulier ou à la concentration de personnes présentes, absence d’aération ou de port du masque…) [2].
Gants
L’amélioration des connaissances a permis d’adapter rapidement les indications de l’utilisation des gants : 14 jours après les premières alertes nationales, la Société française d’hygiène hospitalière (SF2H), dans son avis du 28 janvier 2020 relatif « aux mesures d’hygiène pour la prise en charge d’un patient considéré comme cas suspect, possible ou confirmé d’infection à 2019-nCoV », revenait sur l’utilisation systématique des gants et préconisait une utilisation limitée « aux situations de contact ou de risque de contact avec du sang, des liquides biologiques, une muqueuse ou la peau lésée », qui correspondait donc aux précautions standard.
Alors que la promotion de la « juste utilisation » constitue une approche pragmatique, les résultats obtenus ont été quantitativement insuffisants. D’autres mesures, dites dégradées, ont dû être mises en place avec des répercussions à court, moyen et long terme bien plus négatives [6,7,8].
Augmentation de la durée d’utilisation
Une autre stratégie d’épargne des EPI a été d’augmenter leur durée d’utilisation. Elle a été réalisée par deux approches, aux conséquences différentes :
Augmentation de la durée théorique maximale d’utilisation
Concernant les masques médicaux et les APR, il existait déjà un certain flou quant à leur durée maximale d’utilisation. Les recommandations de la SF2H sur la prévention de la transmission croisée par voie respiratoire de 2013 rapportaient une durée maximale d’utilisation consécutive d’environ trois heures pour les masques chirurgicaux et de trois à quatre heures pour les APR, rappelant qu’elles relevaient des recommandations des fabricants. Néanmoins, il était également souligné qu’au-delà d’une heure en continu les utilisateurs d’APR étaient tentés de les retirer donc de les manipuler. La forte tension sur l’approvisionnement en masques a été à l’origine d’une augmentation de ces durées théoriques : quatre heures pour un masque médical et huit heures pour un APR, en tenant compte de certains facteurs tels que l’humidité ou l’intégrité du masque. Au-delà du côté arbitraire de ces durées, elles étaient difficilement compatibles avec les précédentes recommandations d’absence de manipulation des masques. Par ailleurs, en termes de tolérance, il est difficile d’imaginer un port d’APR de huit heures sans manipulation. Conséquences de ces recommandations, des dérives dans les conditions d’utilisation des masques ont été observées puisque certains établissements de soins se sont appuyés sur ces textes pour délivrer de deux à trois masques par journée de travail. Il en a été de même avec les quantités délivrées à partir des stocks nationaux vers les soignants de ville : les médecins, biologistes médicaux et infirmières recevaient 18 masques par semaine et par professionnel, chirurgicaux ou FFP2. Les soignants devaient adapter leurs besoins et leur comportement à ce nombre de masques. Des situations insatisfaisantes, comme des masques suspendus à des patères murales au moment des pauses, ont ainsi été relevées.
Diminution de la fréquence de changement
Les recommandations de 2013 ouvraient déjà la porte au maintien d’un même masque ou APR pour la prise en charge successive de plusieurs patients nécessitant des précautions complémentaires gouttelettes ou air « à condition de ne pas le mobiliser ». Dans les unités dédiées aux patients atteints par la Covid-19, cette mesure ne posait pas de problème particulier en l’absence de circulation d’autres virus respiratoires ; l’impact sur la transmission croisée bactérienne n’a pas été étudié. Dans les unités mixtes, cela impliquait par contre une marche en avant des patients indemnes vers les patients infectés ; l’utilisation de visières, changées ou désinfectées entre chaque chambre, bien que consommatrice de temps, constituait un moyen efficace de protection du masque. Concernant l’utilisation des surblouses à usage unique, les difficultés d’approvisionnement sont apparues très rapidement au regard des recommandations initiales de port systématique à chaque prise en charge de patient suspect ou confirmé. Bien que pragmatiques, les recommandations de non-changement de la blouse entre deux patients de même statut et d’ajout systématique d’un tablier plastique à usage unique changé entre deux patients ont pu perturber les soignants et les hygiénistes. La notion d’usage unique étant remise en cause, des surblouses ont à nouveau été vues suspendues aux unités mobiles de protection entre deux interventions de soignants, faisant réapparaître les risques anciennement décrits de contamination croisée entre personnels, et d’exposition des tenues en cas d’utilisation des surblouses à l’envers.
Remise en cause de l’usage unique
Au-delà de la remise en cause de l’usage unique (dans le sens « patient unique ») évoqué précédemment pour les surblouses et les masques, les tensions ont poussé l’ensemble des acteurs à évoquer le traitement de certains EPI initialement à usage unique et leur réutilisation.
Retraitement des articles à usage unique
La gravité de la crise et les besoins exceptionnels ont amené les acteurs à « franchir le Rubicon » du retraitement des matériels à usage unique. Concernant les surblouses, la SF2H a émis des recommandations reprises par le ministère de la Santé le 3 avril 2020 sur la possibilité de réutilisation des surblouses à usage unique imperméables à manches longues. Si le matériau perdait ses propriétés déperlantes à l’issue du traitement, la recommandation était de le doubler par un tablier à usage unique pour les soins mouillants ou souillants. Concernant la protection respiratoire, les différents acteurs en France n’ont pas souhaité autoriser le retraitement des masques et notamment des APR. Cette option a néanmoins fait l’objet de nombreuses publications et a notamment été mise en œuvre aux États-Unis [6-9]. Au-delà de l’efficacité bactéricide et virucide de la méthode de désinfection, le circuit de collecte et de traitement et la vérification de l’intégrité de l’ensemble du masque (y compris les élastiques) constituaient des étapes particulièrement délicates. Quant aux gants à usage médical, la solution de leur désinfection au cours de la prise en charge d’un même patient a été évoquée dans certains pays mais elle n’a pas été officialisée en France [8].
Mise en place d’articles pouvant bénéficier de plusieurs cycles d’utilisation et de retraitement
L’utilisation d’articles tissés (hors masques) pouvant supporter plusieurs cycles de retraitement et de stérilisation a été mise en œuvre comme cela a longtemps été le cas au bloc opératoire. Concernant les masques, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) puis l’Association française de normalisation (Afnor) ont émis des recommandations afin de pouvoir fabriquer et commercialiser des masques en tissu lavables et réutilisables (rappelé dans le paragraphe « Utilisation de matériel à usage non médical »). Ces masques n’étaient pas destinés à remplacer les masques médicaux répondant à la norme NF EN 14683 et ne devaient pas être utilisés par les soignants au cours de leur activité professionnelle au contact des patients.
Utilisation de matériel périmé
Les opérations de « déstockage » des masques chirurgicaux issus du stock national ont débuté le 28 février 2020. Une partie des stocks stratégiques étant périmés, des recommandations ont été diffusées par le ministère. À condition que les conditions de conservation des masques aient été conformes (les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé prévoient un stockage dans des zones sèches et bien ventilées sous une température comprise entre 15°C et 25°C), ces masques périmés étaient utilisables à condition de passer avec succès un certain nombre de tests : vérification de l’intégrité des conditionnements et de l’apparence (couleur d’origine) par contrôle visuel, vérification de la solidité des élastiques et de la barrette nasale de maintien du masque, essai d’ajustement du masque sur le visage. Des publications ont confirmé a posteriori le maintien des performances de ces masques périmés jusqu’à onze ans après la date butoir [9].
Utilisation de matériel à usage non médical
Masques
Des masques non médicaux dont certains avaient des propriétés filtrantes correspondant aux APR ont été livrés aux hôpitaux, souvent à la suite de dons. Utilisés dans d’autres secteurs (industrie…), leur conditionnement était souvent peu adapté à un usage médical. Les conditions de leur conservation, l’absence de date de péremption et la crainte d’une efficacité incomplète a souvent fait réserver leur utilisation à un cadre qui excluait les soins directs aux patients. La fabrication de masques dits « alternatifs », en SMS ou SMMS4 qui sont des feuilles de stérilisation (non-tissé) a été proposée par la SF2H et la Société française des sciences de la stérilisation (SF2S). Ces masques ne devaient pas être utilisés par les soignants au cours de leur activité professionnelle au contact des patients. Ils ne devaient pas être réutilisés. L’ANSM et l’Afnor ont proposé des cahiers des charges pour la fabrication de masques en tissu réutilisables appartenant à deux catégories différentes en fonction de leur pouvoir de filtration.
Gants
Des gants destinés à d’autres catégories professionnelles (coiffeurs…) ont été livrés aux hôpitaux. Leur utilisation était discutable au regard par exemple d’une perte de chance du soignant en cas d’accident d’exposition au sang. Des gants à usage multiple, nominatifs et dédiés aux professionnels de santé utilisateurs, résistants aux produits chimiques selon la norme EN ISO 374-1:2016, peuvent être utilisés dans des situations excluant les soins directs. Ces gants réutilisables doivent dans ce cas être nettoyés et désinfectés selon un protocole approprié.
Tabliers et surblouses
Des articles à usage unique d’autres secteurs professionnels ont été proposés : kimonos de coiffeurs, ponchos… Ils étaient parfois inadaptés (le kimono devait ainsi se mettre à l’envers pour protéger le devant de la tenue professionnelle) ou avec un panel de tailles insuffisant pour répondre aux besoins de l’ensemble du personnel. D’autres articles professionnels ou ludiques ont été proposés aux établissements qui devaient s’assurer de leur compatibilité avec une utilisation en secteur de soins (par exemple des tabliers en plastique qui ne pouvaient se retirer qu’en les passant par la tête, donc avec un risque d’exposition du soignant). Bien que difficilement utilisables au quotidien pour les soins des patients, ces solutions ont permis d’épargner un certain nombre de références à usage médical dans des contextes « hors soins ».
Multiplication des circuits d’approvisionnement et organisation d’une chaîne logistique nationale
Face à la déroute des fournisseurs habituels, les logisticiens ont tenté d’assurer leur approvisionnement en multipliant les sources. Malgré l’efficacité de cette solution, les établissements ont été amenés à gérer des problèmes liés à des informations en langue étrangère, ou incomplètes sur les conditionnements (absence de référence aux normes), à une incompatibilité avec une utilisation lors des soins (présence de la mention « Pour usage non médical »), voire à des références frauduleuses (faux numéro de contrôle). Par ailleurs, une chaîne logistique a été organisée au niveau national, qui comprenait le ministère pour la définition et le suivi de la doctrine, une cellule de crise logistique dédiée et Santé publique France pour l’approvisionnement, et des acteurs privés et publics pour la distribution. Un outil de veille sur les stocks d’EPI des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux a été déployé.
Dons
Les dons, souvent spontanés, ont constitué un soutien moral important pour les soignants. Néanmoins, il était souvent difficile d’en accepter la diffusion au plus près des patients en raison d’inconnues sur la provenance, les performances et les conditions de conservation.
Conséquences et perspectives
Cette période, extraordinaire au sens péjoratif du terme, a été à l’origine de la dégradation du respect d’un certain nombre de principes, doctrines et organisations qui a eu et entraînera des conséquences. Cette situation a pointé des difficultés de communication, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, l’application de la désescalade dans la mise en place de mesures de protection, démarche logique au regard de l’émergence d’un nouveau pathogène, n’a pas toujours été comprise. De même, certains professionnels ont perçu comme du rationnement les messages de juste utilisation, en nous rappelant la célèbre formule de Coluche : « Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-moi. Je vous dirai comment vous en passer. » Sur la forme, les fréquentes informations pratiques de changement de référence des EPI avaient énormément de mal à atteindre les utilisateurs car les canaux habituels (mails, affichage, information via les cadres de proximité ou les correspondants en hygiène) étaient saturés. Il convient de réfléchir à d’autres supports institutionnalisés et plus sécurisés que les messageries « en temps réel » des réseaux sociaux qui étaient assez souvent utilisées. Cette épidémie a montré la fragilité d’un certain nombre de circuits d’approvisionnement, probablement trop concentrés dans certaines parties du globe ou en nombre trop restreint. Nous avons pu constater un glissement des consommations vers d’autres références avec des pénuries en cascade (gants stériles, casaques stériles…). La réflexion nationale sur la relocalisation partielle de la production de certains EPI comme les masques répond en partie à cette fragilité. Les mesures dégradées en termes de fréquence de changement des EPI ont pu participer, en parallèle d’autres facteurs (charge de travail, ratio patients/soignants, pression antibiotique…), à la survenue d’épidémies de bactéries multirésistantes. Plusieurs publications ont ainsi rapporté des épidémies d’entérobactéries productrices de carbapénémases et d’Acinetobacter baumannii résistant aux carbapénèmes [10]. La part exacte du manque d’EPI est difficile à déterminer. La remise en cause d’un certain nombre de dogmes relatifs à l’hygiène a été très déstabilisante à la fois pour les équipes soignantes et pour les équipes opérationnelles d’hygiène. Les changements de pratiques, mêmes s’ils sont dictés par une nécessité et une situation exceptionnelle, ont fait réfléchir les acteurs à leur bien-fondé : en faisaient-ils trop avant ? Certaines mesures de notre quotidien étaient imposées par le bon sens sans être prouvées scientifiquement, ou au plus l’étaient dans le cadre d’un ensemble de mesures mises en place en même temps (« bundles of cares »), sans évaluation individuelle. Il sera probablement difficile de revenir totalement en arrière puisque nous avons prouvé collectivement qu’il était possible de faire différemment. Cela renforce la démarche déjà largement entreprise par la SF2H de revenir aux recommandations basées sur les preuves plus que sur les dogmes. Le positionnement des équipes opérationnelles d’hygiène a parfois été compliqué, celles-ci devant accepter et même promouvoir ce qu’elles avaient combattu pendant des années, comme l’utilisation pour plusieurs patients d’une surblouse initialement « à usage unique ». Même si cette dégradation n’était acceptable qu’en raison de l’impossibilité de respecter la règle de l’usage unique, ce « coup de canif » voire ce coup de sabre dans les principes des hygiénistes a pu affaiblir la reconnaissance de leur expertise, certains les accusant parfois de faire le jeu des gouvernants. Cette remise en cause forcée va néanmoins peut-être permettre de faire avancer la réflexion sur des impasses pratiques concernant par exemple l’hygiène des mains des anesthésistes dans les premiers temps de l’endormissement de leurs patients, pour laquelle des solutions pragmatiques comme la désinfection des gants ont été évoquées par la Society for Healthcare Epidemiology of America mais se sont heurtées au dogme interdisant de principe l’utilisation des produits hydro-alcooliques sur les gants [11]. Le retour de l’usage multiple, imposé par la pénurie, va dans le sens d’une approche plus « éco-responsable » qui remet en question l’usage unique. Néanmoins la difficulté de valider, tracer et contrôler le nombre d’utilisations et l’intégrité des articles à usage multiple comme les masques en tissu nous rappelle les limites de cette approche.
Conclusion
Aucun professionnel n’avait connu une telle situation de sidération de nos organisations, pour laquelle les pénuries d’équipements de protection individuelle n’ont fait qu’aggraver un sentiment de crainte et de désarroi. Le spectre du soignant devant utiliser des sacs poubelle pour se protéger a hanté beaucoup d’hygiénistes, logisticiens, directeurs d’hôpital… Cet épisode sans antécédent doit nous faire réfléchir aux indications, à la nature, aux circuits d’approvisionnement et au stockage des EPI, afin d’anticiper la prochaine crise sanitaire. Pour les hygiénistes, certains problèmes fondamentaux soulignés par cette crise doivent être attaqués de front : canaux de communication et d’information, supports scientifiques de nos recommandations et de nos dogmes, reconnaissance de notre expertise… Cette terrible pandémie pourrait constituer l’opportunité de renverser certains de ces dogmes trop longtemps considérés comme intouchables.
Notes :
1- Severe acute respiratory syndrome coronavirus 2, coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère.
2- Coronavirus disease 2019,maladie à coronavirus 2019.
3- Filtering facepiece,pièce faciale filtrante de seconde classe, c’est-à-dire filtrant 94% des virus et aérosols.
4- SMS et SMMS : non-tissés composés respectivement de trois et quatre couches : « spunbond-meltblown-spunbond » et « spunbond-meltblown-meltblown-spunbond ». Le « spunbond » est un non-tissé qui se décompose en deux principales étapes : l'extrusion et la création des fils (spun) et le liage (bond) des fibres ou consolidation. Utilisé en qualité de filtre, le « meltblown » est composé d'un enchevêtrement de microfibres « soufflées (blown) à l'état fondu (melt) ».