Contexte
Cette étude épidémiologique anglaise des bactériémies (BAC) survenant chez des patients de réanimation fait suite à une enquête de prévalence de 2011 qui avait montré que les patients de réanimation représentaient 3% des hospitalisations, mais 9% des infections acquises à l’hôpital. Le degré d’exposition aux dispositifs invasifs des patients de réanimation est bien supérieur à celui des autres patients hospitalisés en particulier concernant les cathéters veineux centraux (CVC) : 59,3% vs 5,9%, ce qui constitue une porte d'entrée potentielle d'agents pathogènes à l'origine de BAC. Ces BAC associées aux CVC (B-CVC) sont en lien avec une mortalité (25%) et des coûts plus élevés.
En 2008, la démarche anglaise a été la suivante : reproduction dans un premier temps de l’étude de Pronovost et al. sur l’impact d’un groupe de mesures de prévention sur les taux de B-CVC [1]. Dans cette étude sur deux ans nommée Matching Michigan project, les services participants (196 unités adultes et 19 pédiatriques) ont été regroupés en quatre groupes et introduits successivement dans l’étude après une formation sur un ensemble de mesures préventives proches de celles de l’étude américaine. Les fréquences ont été mesurées à partir de données de surveillance agrégées. Les définitions différenciaient les BAC « associées aux cathéters » et « liées aux cathéters » selon le niveau de preuve bactériologique pour le site du cathéter. Le résultat a été une diminution nette des BAC pour 1 000 jours de cathétérisme [2].
Parallèlement, une étude anthropologique indépendante What counts a été conduite dans 19 services sur le contexte local de réalisation de l’étude [3,4]. Cette étude a analysé toutes les causes de variations de recueil de données sur les infections et l’exposition aux dispositifs invasifs vasculaires.
Ces deux études ont permis de structurer le travail de l'ICCQIP (Programme d'amélioration de la qualité des soins en soins critiques au regard du risque infectieux) décrit ici, ayant évolué vers une surveillance au niveau du patient et des définitions reflétant mieux le contexte local et le « case-mix12 » des patients.
Méthodes
Période
Du 1er mai 2016 au 30 avril 2017 en continu.
Sélection des sites
Sur la base du volontariat en novembre 2015 pour les sites sentinelles (ICCQIP) et en novembre 2016 pour l'ensemble des établissements de court séjour (NHS) en Angleterre.
Recueil de données
Le recueil de données est réalisé « niveau patient » pendant sept jours pour tout épisode avec hémoculture positive, avec la possibilité de saisir jusqu’à quatre germes pour un même prélèvement. Si le même germe est retrouvé dans plusieurs hémocultures pendant la même période, il est considéré comme un doublon ; plusieurs hémocultures réalisées le même jour avec des résultats différents sont recueillies séparément.
D'autres données sont collectées (informations démographiques, symptômes, répétition d'hémocultures en cas de positivité avec des germes commensaux, présence et lien microbiologique éventuel avec un CVC, traitement anti-infectieux en cours, potentielles portes d'entrée alternatives de la BAC) permettant au moyen d'algorithmes de définir si un épisode avec hémoculture positive est une BAC, si elle est bien associée à la réanimation (survenant après une hospitalisation en réanimation >2 nuits) et si elle est reliée à un CVC. Chaque mois sont recueillies également des données de dénominateur : nombre total de jours-patients (j-pat.), nombre de j-pat. et jours-CVC pour les patients présents depuis plus de 2 nuits, nombre total d’hémocultures réalisées.
Croisement de données
Point important, les données recueillies ont été automatiquement associées à des données issues de deux autres bases : au système centralisé de surveillance de la résistance bactérienne (SGSS [PHE] : extraction en décembre 2019) et à une base de données de santé (Spine [NHS] : extraction en septembre 2017) permettant d’obtenir une information sur le statut du patient (décès) et la date de survenue dans les 30 jours après les hémocultures positives (en cas d'épisodes multiples dans les 30 jours, attribution au dernier épisode).
Analyses des données avec le logiciel Stata 15.1
Les données sur les hémocultures/patients/dénominateurs ont été extraites en juillet 2017. En raison du faible nombre d'épisodes en unités néonatales et pédiatriques, certaines analyses (écologie microbienne, antibiorésistance, taux de mortalité) ont été réalisées sur la base globale.
Résultats
Participation
Au total, 84 unités de réanimation (sur 426 en Angleterre) réparties sur 57 établissements ont participé à la période inaugurale du programme (72 adultes, 7 pédiatriques et 5 néonatales) de mai 2016 à avril 2017.
Taux d’infection
Après exclusion de services aux données trop incomplètes, 1 417 épisodes de BAC ont été retenus pour un total de 19 089 hémocultures prélevées. En réanimation adulte, 56% des hémocultures positives ont été attribuées à une bactériémie, le taux d’hémocultures réalisées en réanimation adulte étant de 131,7/1 000 J-pat., avec des variations importantes (0-1142/1 000 J-pat.). Les taux de BAC, de BAC acquises en réa et de B-CVC acquises en réanimation étaient respectivement pour les unités adultes/pédiatriques/néonatales de 5,7/1,5/1,3 pour 1 000 J-pat., de 4,9/2,1/0,7 pour 1 000 J-pat. et de 2,3/1,0/1,5 pour 1 000 J-CVC. Les taux de BAC et de B-CVC variaient considérablement d'une unité de réanimation à l'autre, en particulier dans les unités pour adultes (de 0 à 44,0 /1 000 J-pat. et de 0 à 18,3/1 000 J-CVC).
Micro-organismes identifiés
En réanimation adulte, 48% des hémocultures positives correspondent à des germes commensaux de la peau vs 61% en pédiatrie et 57% en néonatalogie. Parmi elles, chez l'adulte, en appliquant strictement la définition (hémocultures répétées dans un délai <48 h), 2,8% ont été étiquetées BAC. Les épisodes polymicrobiens représentent 12,1% des cas. Parmi 1 474 hémocultures positives, 1 635 micro-organismes ont été identifiés, 78% d’entre eux sont attribuables à 10 espèces : staphylocoques à coagulase négative (SCN) en tête (40,1%) suivis par E. coli (9,3), S. aureus (6,1) et E. fæcium (5). Si l'on restreint la surveillance aux BAC associées à la réanimation, les SCN baissent à 8,9%, après E. coli (11,6) et E. fæcium (11,5).
Résistance bactérienne
Parmi la masse de résultats que génère ce type d’étude, on peut noter : environ 20% d’E. coli résistant (R) à pipéracilline-tazobactam, ciprofloxacine et céphalosporines de 3e génération (C3G) ; 5,2% de K. pneumoniae C3G-R. La résistance à l’ertapénem et au méropénem est de 4,8% et 1,8%. Pour E. cloacae, 53,3% sont C3G-R, 14,8% ertapénem-R. Pour P. aeruginosa, la résistance à l’imipénem est supérieure (27,3%) à la résistance au méropénem (13,5%). Parmi les Gram-positifs, 7,6% des staphylocoques sont méthicillino-résistants et 22% des E. faecium sont résistants aux glycopeptides.
Mortalité toute cause à 30 jours
12,1% des épisodes ont été exclus de l’analyse de mortalité, la mortalité à 30 jours est de 22,5% (23,8% en réanimation adulte vs 9,1% en réanimation pédiatrique et néonatale.)
Discussion
Elle reprend les différents éléments des résultats. Le taux de B-CVC est supérieur en réanimation adulte à celui de l’étude Matching Michigan (2,3 vs 1,5/1 000 J-CVC). Selon les auteurs, des différences méthodologiques peuvent expliquer cette différence : dans la présente étude, la différenciation entre une infection « associée » (chez un patient porteur de CVC) et « liée » au cathéter (avec preuve microbiologique) n’est pas faite par le clinicien, mais par un algorithme, alors que dans l’étude précédente, elle était laissée à l’appréciation du clinicien ; les BAC chez les patients porteurs d’un CVC sont donc la somme des BAC liées et associées aux cathéters. Une variation importante de l’échantillonnage (nombre d‘hémocultures réalisées) est notée avec sans doute un effet sur la fréquence des BAC comme l’a montré un travail allemand du réseau KISS13 [5]. Les projets futurs envisagent la liaison avec des éléments de case-mix qui permettront de proposer des taux ajustés sur le risque. L’écologie bactérienne des BAC de réanimation est différente de celle de la population générale pour les dix micro-organismes les plus fréquents : E. coli est la première bactérie dans la population générale (24,7% vs 9,3% en réanimation), les SCN sont moins fréquents en réanimation. E. fæcium atteint 5% en réanimation contre moins de 2% dans la population générale, alors que E. fæcalis est prédominant dans la population générale. Les niveaux de résistance en réanimation sont différents. E. coli est 2 fois plus résistant à pipéracilline/tazobactam et aux C3G (respectivement 21,0% vs 10,2% et 20,0% vs 10,4%) et 1,3 fois plus résistant à la tobramycine et l’amoxicilline-clavulanate. Même phénomène pour K. pneumoniae entre 1,5 et 4,6 fois plus résistant en réanimation (pipéracilline/tazobactam 19,6% vs 13,3% ; ceftazidime 14,8% vs 10,1% ; céfotaxime 13,0% vs 10,2% ; méropénem 1,8% vs 0,5% ; ertapénem 4,8% vs 1,0%). En réanimation, Pseudomonas est 2 fois plus résistant à ciprofloxacine (16,2% vs 7,2%), méropénem (13,5% vs 5,5%) et imipénem (27,3% vs 11,2%). Enfin, E. cloacae est également bien plus résistant en réanimation qu'en population générale (gentamicine, ciprofloxacine, ceftazidime, céfotaxime, ertapénem, tobramycine et pipéracilline/tazobactam). Le croisement avec les données de résistance a permis de faire ces comparaisons, utiles pour les antibiothérapies empiriques, mettant en évidence la nécessité d’avoir des données de résistance spécifiques à la réanimation et justifiant encore plus la nécessité d’une politique antibiotique encadrée pour minimiser la pression de sélection. Alors que les données de mortalité étaient supérieures à 30% sur des données de 2009 à 2013, cette étude met en évidence un taux de mortalité de 22,5% pour BAC et 25,7% pour BAC acquises en réanimation. Une explication proposée par les auteurs est la diminution des infections à SARM, de mortalité supérieure à celles dues à E coli.
L’article se conclut sur l’intérêt d’avoir réuni autant de services de réanimation. La connexion avec des bases de données permettant de récupérer les données de résistance et de mortalité a permis cette surveillance sans augmentation de la charge de travail ni coût additionnel. Les projets permettront de mieux comprendre les freins à la participation de certains services en particulier la néonatalogie.
Commentaires
Méthodologie
Il s’agit d’une étude épidémiologique prospective très bien conduite, de type « patient-based », par opposition aux études sur données agrégées dites « unit-based », sur un groupe important de services volontaires. Sur la partie recueillie par les unités, les définitions sont claires et probablement reproductibles, visant à limiter au maximum les appréciations subjectives. L’intérêt réside dans l’utilisation de données issues d’autres bases existantes : d’une part les données de résistance bactérienne issues d’un système centralisé de surveillance et d’autre part les données de survie avec la mortalité à 30 jours, limitant ainsi la charge de travail de la surveillance et les risques d’erreur. Il s’agit là d’une différence importante avec le système français de surveillance des infections acquises en réanimation, le recueil étant réalisé complètement par les unités. Le système anglais permet d’avoir des antibiogrammes plus complets, alors qu’en France (pour des raisons de charge de travail), le système ne recueille que la sensibilité à des antibiotiques clefs pour les principales espèces, comme marqueurs de résistance. Indiscutablement, ceci montre la voie à suivre pour l’avenir et la mise en place de surveillance informatisée. Par rapport aux données françaises et plus généralement des réseaux collaborant au sein de l’ECDC, la différence méthodologique la plus importante réside dans les définitions [6] (données uniquement en annexe de l’article), cette étude proposant des définitions identiques pour les BAC reliées aux cathéters et associées aux cathéters, regroupées dans la catégorie des CVC-BSI (« bloodstream infections »). Sont exclues les BAC dont l’origine non liée aux cathéters est documentée. Les comparaisons avec les chiffres français sont donc difficiles, l’origine inconnue des BAC étant un événement fréquent (25% des BAC dans le rapport annuel de 2019 de REA-Rezo [7]).
Résultats
Les résultats montrent des niveaux supérieurs aux résultats du réseau français REA-Raisin incluant 200 services de réanimation adulte à la même époque : 3,39 BAC/1 000 J de réanimation en 2016 et 3,62 en 2017 ; et surtout 0,55 et 0,59 BAC/1 000 J de cathétérisme quand on considère les BAC liées aux cathéters, bien que les définitions ne soient pas strictement comparables [6]. Il serait intéressant de comparer de manière plus approfondie les résultats des deux surveillances. Il existe des différences notables de pratiques et d'organisations entre les services de réanimation en France et en Angleterre pouvant expliquer en partie ces écarts, le type de voies centrales comprises dans la définition des CVC également. Sur le plan de l’écologie bactérienne, elle est très différente de celle recueillie en France : E. coli nettement moins fréquent (6% en 2020), une prédominance d’E. fæcalis sur E. fæcium en France (8,8% vs 3,2% contre 5% de E. fæcium en Angleterre). Ici encore des comparaisons plus précises seraient utiles pour tenter d’expliquer ces différences. La mortalité à 30 jours est élevée, mais on manque de renseignements sur le niveau de gravité des patients de la cohorte et donc de la mortalité attendue.
Appréciation globale
Ce travail est très intéressant par la méthodologie qu’il met en place : recueil sur plusieurs bases de données. Il montre que les BAC liées aux cathéters ne sont pas le problème prédominant en réanimation, même si la facilité du recueil des BAC a permis de réaliser de multiples travaux.
D’autres travaux sont prévus dans le même domaine avec sans doute comme dans cette étude la participation à la fois de la santé publique, de la microbiologie et des réanimateurs, dont un spécialiste de la qualité en réanimation (JF Bion). L’intérêt principal de ce travail, au-delà des différences méthodologiques, est la possibilité de le reproduire les années suivantes sur des bases bien structurées.
Notes : 1- Anglicisme désignant l’éventail des cas médicaux et chirurgicaux traités par un établissement de santé (Source : ministère des Solidarités et de la Santé). 2- Krankenhausinfektionssurveillancesystem, système de surveillance des infections nosocomiales.