L’antibiorésistance fait clairement partie des menaces de santé publique pour les années à venir. Son impact sur l’efficacité des traitements antibiotiques nécessaires aux patients est établi : une revue récente souligne ainsi l’augmentation de la mortalité en Europe chez les patients bactériémiques en cas de souches multirésistantes aux antibiotiques [1]. Ceci est encore plus vrai dans les pays où ces patients ne bénéficient pas des techniques de microbiologie permettant de choisir les meilleures molécules et de disposer des traitements adéquats les plus récents. Le cercle vicieux « augmentation de la fréquence des résistances acquises – utilisation en traitement empirique de molécules antibiotiques à plus large spectre – augmentation de la pression de sélection – augmentation des résistances acquises » est bel et bien lancé à plein régime.
La diffusion des bactéries multirésistantes (BMR) cristallise cette menace : l’identification de souches bactériennes désormais résistantes aux antibiotiques considérés comme de dernier recours nous fait prendre conscience du risque d’impasse thérapeutique et du retour à l’ère pré-antibiotique. L’évolution de l’épidémiologie des BMR va en effet dans ce sens. Si nous revenons à la définition « historique » il y avait deux types de BMR : celles qui accumulaient des résistances acquises à différentes classes d’antibiotiques (au moins 3) utilisables en thérapeutiques, et celles qui présentaient un mécanisme de résistance particulier impactant la principale classe de molécule utilisable. Dans cette dernière définition étaient retrouvés les entérobactéries productrices de bêta-lactamase à spectre élargi (EBLSE), les Staphylococcus aureus résistants à la méticilline (SARM) et les BMR considérées comme des bactéries hautement résistantes et émergentes (BHRe) comme les entérobactéries productrices de carbapénémase (EPC) et les entérocoques résistants à la vancomycine (ERV). Jusqu’à récemment, ces BMR pouvaient présenter des phénotypes de multirésistance relativement limités : les SARM étaient redevenus sensibles aux aminosides et parfois même aux fluoroquinolones, les EPC productrices de la carbapénémase OXA-48 restaient sensibles à de nombreuses molécules dont parfois les céphalosporines de 3e génération de première ligne comme le céfotaxime. Cela valait d’ailleurs aux hygiénistes des remarques de leurs collègues cliniciens qui nous faisaient remarquer que nous faisions beaucoup de bruits et de désagréments à leurs activités avec des BMR « pas très résistantes ». Cela a néanmoins changé : les Escherichia coli productrices d’OXA-48 font désormais place à des Enterobacter cloacae productrices de métallo-bêta-lactamase de type VIM ou surtout NDM pour lesquelles il ne reste, pour le coup, que très peu de molécules soit très anciennes et très toxiques (la colistine) soit très récentes, très coûteuses et pour lesquelles il n’y a que peu de recul sur leur efficacité clinique (céfidérocol, association aztréonoam et avibactam). Pour ces dernières, des descriptions de nouvelles résistances acquises sont déjà rapportées dans la littérature. Ces nouvelles « super BHRe » ont en plus un vrai tropisme pour l’environnement : toilettes, siphon de douche sont colonisés de façon massive et récurrente. Les études montrent que l’environnement hospitalier est donc souvent fréquemment contaminé, sans que des patients connus porteurs n’aient été hébergés dans ces chambres [2]. Il existe donc probablement des porteurs non identifiés qui colonisent l’environnement à notre insu : nos stratégies de dépistage bien qu’élargies par rapport aux premières recommandations sont insuffisantes. Et quand la diffusion des métallo-carbapénémases touche Escherichia coli, la bactérie « mère de toutes les infections », le spectre de l’ère pré-antibiotique refait surface.
Face à cet emballement, les équipes opérationnelles d’hygiène et les équipes de prévention du risque infectieux se retrouvent devant une nouvelle problématique quasi-existentialiste. La gestion de tous ces nouveaux cas de porteurs de BHRe, phénomène anciennement exceptionnel mais aujourd’hui quasi quotidien dans certains hôpitaux est extrêmement consommatrice de temps. La majorité des cas, et c’est une chance, correspondent à des colonisations, même si le pourcentage de patients infectés parmi les colonisés est plus important pour les EPC que pour les entérocoques résistants à la vancomycine [3]. Combien de bactériémies à S. aureus multisensibles à point de départ d’un cathéter veineux périphérique, dont certaines se compliquent d’endocardites ou de spondylodiscites, pour une seule bactériémie à EPC ? La lutte contre la transmission croisée fait partie de nos missions, mais pas au détriment de la prévention des infections. Or la particularité des BHRe au sein des BMR est qu’elles génèrent des patients « contacts » qu’il faut suivre. Le nombre de découvertes fortuites et l’absence d’équipe dédiée, dont la simple évocation est désormais indécente dans un contexte de pénurie de soignants, multiplient ces contacts et leurs suivis, clouant nos infirmières et praticiens hyperspécialisés devant leurs tableurs de suivi, et les transformant en téléopérateurs réclamant à longueur de journée de nouveaux dépistages générant parfois de nouveaux cas avec d’autres EPC que celles initialement recherchées. Les patients présentant des facteurs de risques de colonisation ou identifiés comme « contact » sont mis en précautions complémentaires contact, ce qui les empêche notamment d’être hospitalisés en chambre double. Une étude française récente est venue perturber la collectivité des hygiénistes : les patients âgés passant une nuit sur un brancard aux urgences plutôt que dans un lit présentent un taux de mortalité intra hospitalière plus important et, comble de tout, plus d’infections nosocomiales [4]. Le remède est donc peut-être pire que le mal.
Il nous faut revenir aux fondamentaux et trouver un juste équilibre entre prévention des infections et lutte contre la transmission croisée. Faut-il baisser la garde comme nos collègues allemands qui ont « lâché » la guerre contre les entérocoques résistants à la vancomycine ? Certainement pas : les porteurs d’aujourd’hui seront les infectés de demain. Faut-il faire perdre le sens du métier aux hygiénistes comme beaucoup de soignants après la crise Covid ? Surtout pas : nos équipes sont notre richesse et notre force pour continuer demain le combat de la prévention de la transmission et de l’infection.
Références
1- Hassoun-Kheir N, Guedes M, Ngo Nsoga MT, et al. A systematic review on the excess health risk of antibiotic-resistant bloodstream infections for six key pathogens in Europe. Clin Microbiol Infect. 2024;30(Suppl 1):S14-S25.
2- Durand C, Jolivet S, Le Neindre K, et al. Contamination of hospital drains and toilets by carbapenemase-producing Enterobacterales: a prevalence study apart from any outbreak context. J Hosp Infect. 2024;147:221-223.
3- Willems RPJ, van Dijk K, Vehreschild MJGT, et al. Incidence of infection with multidrug-resistant Gram-negative bacteria and vancomycin-resistant enterococci in carriers: a systematic review and meta-regression analysis. Lancet Infect Dis. 2023;23(6):719-731.
4- Roussel M, Teissandier D, Yordanov Y, et al. Overnight Stay in the Emergency Department and Mortality in Older Patients. JAMA Intern Med. 2023;183(12):1378-1385.