La résistance aux antibiotiques est reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme l’un des principaux enjeux de santé publique à l’échelle du globe. Une étude menée en 2019 a montré que 1,3 million de décès dans le monde étaient attribuables à une infection résistante aux antibiotiques [1]. En Europe, une étude menée en 2015 a montré que la résistance aux antibiotiques était responsable de 33 000 décès [2], de 2,5 millions de jours d’hospitalisation supplémentaires et d’un coût sociétal estimé à environ 1,5 milliard d’euros chaque année [3]. Une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime qu’à l’horizon 2050, plus de 2,4 millions de personnes en Europe, Australie et États-Unis seront décédées des suites d’une infection due à une bactérie résistante aux antibiotiques [4].
Lutter efficacement contre l’antibiorésistance nécessite une approche coordonnée globale selon le principe One Health (Une seule santé). En effet, l’antibiorésistance ne peut être dissociée de la santé de tous les écosystèmes et doit être considérée non pas seulement à l’échelle individuelle mais à une échelle plus globale de santé publique. Les facteurs socio-économiques et environnementaux doivent être pris en considération pour comprendre les phénomènes favorisant l’acquisition et la transmission des résistances par les bactéries au sein et entre les écosystèmes humains, animaux et environnementaux.
Face à ce défi de coordination, l’Europe a très tôt essayé d’apporter des réponses. Tout d’abord avec des outils de surveillance. Dès 1998, elle lançait un système de surveillance transnational de la résistance aux antibiotiques, alors baptisé EARSS, dont le mandat sera transféré en 2010 à l’European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC) pour donner naissance au réseau European Antimicrobial Resistance Surveillance Network (EARS-Net), l’actuel système de surveillance européen de l’antibiorésistance en santé humaine [5]. L’ECDC est aussi en charge de la surveillance des consommations d’antibiotiques via le réseau European Surveillance of Antimicrobial Consumption Network (ESAC-Net) depuis 2011 [6]. Côté santé animale, la surveillance des usages d’antibiotiques est assurée par l’EMA via le réseau European Surveillance of Veterinary Antimicrobial Consumption (ESVAC) depuis 2010 [7]. La surveillance de la résistance, coordonnée par l’European Food Safety Agency (EFSA) est uniquement obligatoire à l’abattoir pour les animaux destinés à la consommation depuis 2014 [8]. L’Europe œuvre aussi depuis 2015 à l’intégration de ces données entre elles via un exercice conjoint entre l’ECDC, l’EFSA et l’EMA, baptisé Joint Inter-agency Antimicrobial Consumption and Resistance Analysis (JIACRA), qui analyse des données de consommation et de résistance [9].
Cet effort de collaboration entre secteurs se traduit aussi en 2017 par l’adoption d’un plan d’action européen Une seule santé pour faire de l’Europe un espace de bonnes pratiques [10]. Ce plan ambitieux couvre de nombreux enjeux parmi lesquels bon usage, prévention, sensibilisation, accès aux antibiotiques et recherche. Via son programme de recherche, la Commission européenne finance, par exemple, des initiatives de programmation de la recherche comme la Joint Programming Initiative on Antimicrobial Resistance (JPIAMR1). Dans le cadre de ce programme, les États membres européens associés à d’autres pays hors Europe se sont accordés sur un agenda commun de recherche et pour financer des appels à projets ciblés sur les besoins prioritaires de recherche, dans les trois secteurs, humain, animal et environnemental. En février 2024, pas moins de 173 projets de recherche et 44 réseaux ont été financés grâce à cet instrument. Un autre programme One Health European Joint programme (EJP2) a aussi permis de financer des projets en santé animale et santé environnementale. Ces programmes sont élargis désormais dans le cadre de partenariats, notamment le partenariat en santé animale (partnership animal health and welfare) et le partenariat résistance et One Health (OH AMR partnership) qui allient des programmes de recherche, de formation, et de renforcement des compétences. Via son programme de santé, la Commission européenne finance aussi des projets collaboratifs entre États membres pour améliorer les politiques de santé publique en matière de lutte contre la résistance aux antibiotiques. C’est le cas du projet EU-JAMRAI qui, de 2017 à 2021, a rassemblé 26 pays européens dans la lutte contre l’antibiorésistance3. Ce programme collaboratif a abouti à différentes propositions à destination des décideurs politiques européens et à des résultats concrets, tels que le symbole de la résistance aux antibiotiques ou la structuration d’un réseau européen de surveillance de la résistance en médecine vétérinaire, Ears-Vet. L’EU-JAMRAI a également démontré que la collaboration et le dialogue entre États membres sont cruciaux pour enrichir les plans d’action nationaux des différents pays, favoriser l’échange de bonnes pratiques et l’identification de sujets politiques hautement importants à discuter à l’échelle européenne, tels que la nécessité de mise en place d’incitations économiques pour le développement de nouveaux antibiotiques.
L’Europe a pris aussi des engagements forts en santé animale. Dès 2006, l’Europe interdit sur son territoire l’utilisation des antibiotiques en tant que facteurs de croissance [11] ; une mesure forte qui réduira drastiquement la consommation d’antibiotiques en production animale. En 2019, elle va plus loin en limitant l’utilisation d’antibiotiques en médecine vétérinaire pour des antibiotiques critiques en santé humaine [12].
L’engagement de la Commission européenne dans la lutte contre la résistance s’est vu renouvelé en 2023 avec la publication de recommandations One Health du Conseil de l’Europe [13]. Ces recommandations ambitieuses fixent plusieurs cibles à atteindre pour les États membres : une réduction de 20% de la consommation humaine totale d’antibiotiques et une réduction de 50% des ventes globales dans l’Union européenne d’antimicrobiens utilisés pour les animaux de ferme et l’aquaculture. Ces recommandations exhortent également les États membres à renforcer et réévaluer régulièrement leurs plans d’actions nationaux en y incluant des indicateurs de suivi en matière de bon usage, prévention, surveillance, recherche, sensibilisation et coordination.
Ces nouvelles recommandations s’accompagnent du financement de nouveaux outils opérationnels dont une seconde action conjointe, financée à hauteur de 50 millions d’euros (EU-JAMRAI 2). Comme lors de sa précédente édition, elle rassemblera les États membres autour des enjeux de collaboration, partage de bonnes pratiques, renforcement des capacités et d’amélioration des politiques de santé publique. Cette nouvelle édition de l’action conjointe ne rassemblera pas moins de 127 partenaires issus de 30 pays différents (27 États membres + Norvège, Islande et Ukraine). La résistance aux antibiotiques fait aussi partie des enjeux traités par la nouvelle Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire (DG HERA) qui finance des projets en matière de surveillance, prévention et d’accès aux antibiotiques. Enfin, la surveillance de la résistance dans les effluents des villes de plus de 100 000 habitants sera également bientôt mise en œuvre en Europe [14].
Nul doute que la résistance est aujourd’hui une des priorités de politique de santé publique de l’Europe. Afin de capitaliser sur ce « moment » politique, il est plus que jamais nécessaire que les communautés scientifiques et professionnelles des trois santés se mobilisent pour générer des évidences scientifiques et de terrain en mesure d’informer les prises de décisions politiques. Les efforts importants fournis par l’Europe pour financer ces différents programmes doivent aussi être suivis de plans de financement nationaux pour mettre en œuvre des plans d’action de lutte efficaces.
Notes :
1- https://www.jpiamr.eu/ (Consulté le 12-03-2024).
2- https://onehealthejp.eu/ (Consulté le 12-03-2024).
3- https://eu-jamrai.eu/ (Consulté le 12-03-2024).
Référence
1- Murray CJL, Ikuta KS, Sharrara F, et al. Antimicrobial Resistance Collaborators. Global burden of bacterial antimicrobial resistance in 2019: a systematic analysis. Lancet. 2022;399(10325):629-655. Doi : 10.1016/S0140-6736(21)02724-0.
2- Cassini A, Diaz Högberg L, Plachouras D, et al. Burden of AMR Collaborative Group. Attributable deaths and disability-adjusted life-years caused by infections with antibiotic-resistant bacteria in the EU and the European Economic Area in 2015: a population-level modelling analysis. Lancet Infect Dis. 2019;19(1):56-66. Doi : 10.1016/S1473-3099(18)30605-4.
3- European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). The bacterial challenge: time to react. A call to narrow the gap between multidrug-resistant bacteria in the EU and the development of new antibacterial agents. Stockholm: ECDC; 2009. 54 p.
4- Organisation for Economic Co-operation and development (OECD). Stemming the Superbug Tide. Paris: OECD; 2018. Doi : 10.1787/9789264307599-en.
5- European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). Antimicrobial resistance in the EU/EEA (EARS-Net) - Annual epidemiological report for 2022. Stockholm: ECDC; 2003. 46 p. Accessible à : https://www.ecdc.europa.eu/sites/default/files/documents/AER-antimicrobial-resistance.pdf (Consulté le 12-03-2024).
6- European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). Antimicrobial consumption in the EU/EEA (ESAC-Net) - Annual Epidemiological Report for 2022. Stockholm: ECDC; 2003. 27 p. Accessible à : https://www.ecdc.europa.eu/sites/default/files/documents/AER-antimicrobial-consumption.pdf (Consulté le 12-03-2024).
7- European Medicine Agency (EMA). Sales of veterinary antimicrobial agents in 31 European countries in 2022. Amsterdam: EMA; 2023. 94 p. Accessible à : https://www.ema.europa.eu/en/documents/report/sales-veterinary-antimicrobial-agents-31-european-countries-2022-trends-2010-2022-thirteenth-esvac-report_en.pdf (Consulté le 12-03-2024).
8- European Food Safety Authority (EFSA), European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). The European union summary report on antimicrobial resistance in zoonotic and indicator bacteria from humans, animals and food in 2020/2021. EFSA J. 2023;21(3):e07867. Doi: 10.2903/j.efsa.2023.7867.
9- European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC), European Food Safety Authority (EFSA), European Medicine Agency (EMA). Antimicrobial consumption and resistance in bacteria from humans and food- producing animals (JIACRA IV – 2019−2021). Accessible à : https://www.ecdc.europa.eu/sites/default/files/documents/antimicrobial-consumption-resistance-bacteria-humans-food-producing-animals-2019-2021_0.pdf (Consulté le 12-03-2024).
10- European Commission. A European one health action plan against antimicrobial resistance. Brruxelles: European Commission; 2017. 24 p. Accessible à : https://health.ec.europa.eu/system/files/2020-01/amr_2017_action-plan_0.pdf (Consulté le 12-03-2024).
11- Regulation (ec) no 1831/2003 of the European Parliament and of the council of 22 September 2003 on additives for use in animal nutrition. Official Journal of the European Union du 18 octobre 2003. 15 p. Accessible à : https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2003:268:0029:0043:EN:PDF (Consulté le 12-03-2024).
12- Regulation (eu) 2019/6 of the European Parliament and of the council of 11 December 2018 on veterinary medicinal products and repealing Directive 2001/82/EC. Official Journal of the European Union du 7 janvier 2019. Accessible à : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:32019R0006&from=EN (Consulté le 12-03-2024).
13- Council recommendation on stepping up EU actions to combat antimicrobial resistance in a One Health approach. Official Journal of the European Union du 22 juin 2023. Accessible à : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:32023H0622(01) (Consulté le 12-03-2024).
14- Proposal for a Directive of the european Parliament and of the Council concerning urban wastewater treatment (recast). Bruxelles: Council of the European Union; 2023. 117 p. Accessible à : https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-14271-2023-INIT/en/pdf (Consulté le 12-03-2024).