Edito | Pour une histoire de la sécurité

La jeune maison d’édition Health & Co est fière de publier l’ouvrage remarquable de notre ami Marius Laurent. Il y analyse avec un œil critique les différentes méthodologies disponibles pour promouvoir la qualité et gérer les risques1. À l’usage des gestionnaires de la qualité et des risques, l’ouvrage apportera aussi beaucoup aux hygiénistes hospitaliers, précurseurs et toujours moteurs de ce domaine crucial.

Nous souhaitons attirer votre attention vers le tout premier chapitre du livre. Il présente le chemin parcouru depuis plus d’un siècle pour faire émerger le concept de sécurité et diversifier les moyens de la maîtriser. Nous autres, hygiénistes, avons certes nos références historiques. Citons Jacques-René Tenon, Ignaz Semmelweis, Joseph Lister, William Halsted, Louis Pasteur, Robert Koch, Florence Nightingale, Mary Barber, parmi tant d’autres qui ont fait avancer la compréhension des risques infectieux. En parallèle, l’idée de sécurité s’est consolidée en lien avec la sécurité des entreprises industrielles, minières ou énergétiques, celle des moyens de transport et la sécurité des personnels impliqués. Les idées – issues de différents domaines des sciences humaines, de l’assurance, de l’ergonomie, de la gestion – ont évolué dans le contexte général de ce que l’on appelle à juste raison la révolution industrielle qui a transformé le monde et contribué fortement à l’anthropocène qui est aujourd’hui notre lot.

Lisez ce premier chapitre du livre de Marius Laurent où l’on assiste au détricotage de plusieurs conceptions du risque et de sa maîtrise : par exemple l’approche instrumentale et technique qui a longtemps dominé et qui est toujours là, celle des facteurs humains centrée sur la personne de l’opérateur, et celle qui donne une large place au travail de l’équipe, à son organisation, à sa gestion et à la politique d’ensemble. Il parle aussi de l’ « homéostasie du risque » : c’est lorsqu’un progrès permet de contrôler un risque particulier, et donc d’augmenter la sécurité et la productivité, mais qu’il amène aussi à prendre d’autres risques. À réfléchir !

En résumé, voici cinq figures marquantes de cette histoire de la sécurité.

HY_XXXII_2_Edito_ill1Pour Frederick Taylor (1856-1915), ingénieur, il faut « protéger le management de la conduite imprudente ou négligente de ses travailleurs ». Il fait confiance à la science qui seule permettra de définir la « procédure » rationnelle et standardisée qui va réduire les aléas et le risque, procédure qui sera mise en œuvre de façon autoritaire. Cela peut réduire certains risques, mais est-ce suffisant ? Où sont la créativité et la motivation ? Charlot et ses Temps modernes ne sont pas loin.

HY_XXXII_2_Edito_ill2John Watson (1878-1956), un psychologue américain, et les autres behaviouristes, prendront davantage en compte la personne de l’opérateur dans ses tâches professionnelles. L’idée est « d’influencer scientifiquement ce comportement par des stimuli » par une forme de conditionnement. On n’en est pas encore à la prise en compte des « facteurs humains » avec des approches du travail prenant en compte les forces et les faiblesses du milieu de travail, celles de l’opérateur et sa possibilité d’initiatives.

HY_XXXII_2_Edito_ill3L’ingénieur Jens Rasmussen (1926-2018) va faire évoluer en profondeur l’analyse des risques. Pour dire les choses simplement, son modèle plus complexe associe « les compétences de base mobilisées dans un fonctionnement de routine, la capacité d’adaptation à une situation inhabituelle ou erronée pour laquelle des solutions sont possibles et connues, et enfin la capacité de construire une réponse innovante à partir de ses "connaissances et de son expérience" lorsque cela n’est pas le cas. » Les mécanismes de réponse à des situations différentes sont évidemment différents, de même que les compétences nécessaires pour faire face à ces situations inhabituelles. L’idée est aussi que le fonctionnement de routine se fait le plus souvent avec des transgressions qui peuvent être rendues incontournables, voire indispensables, selon les conditions du travail et les moyens disponibles.

HY_XXXII_2_Edito_ill5James Reason (1938), psychologue, place justement l’organisation ou le système au cœur de la problématique de la sécurité. Un accident, c’est la « combinaison d’erreurs de nature différentes » : les erreurs actives des opérateurs et les erreurs « latentes » qui sont autant de failles dans l’organisation, l’ensemble pouvant passer inaperçu sans possibilité d’alerte et sans « barrière ». La fameuse représentation en « fromage suisse » explicite clairement le cheminement successif de raccourcis, d’erreurs sans conséquence apparente, de problèmes de communication, d’opérateurs inadéquats, de procédures incertaines, de gestion défaillante, etc. Et lorsque l’ensemble de ces barrières est franchi, c’est l’accident, la complication, l’infection même. Ce qui n’est pas sans poser le difficile problème d’une responsabilité partagée.

HY_XXXII_2_Edito_ill4René Amalberti (1952), professeur de médecine et psychologue, joue en France un rôle majeur dans l’évolution des concepts et pratiques de sécurité avec une expérience dans plusieurs domaines : entre autres aéronautique, chimie, industrie et santé. Fort de sa connaissance approfondie de ses prédécesseurs et de son activité de chercheur, il développe « une approche intégrée et souple » de la sécurité en santé, tenant compte des conditions concrètes du travail, de la standardisation des procédures, de l’urgence des soins, de l’importance des risques… Des situations différentes et donc des réponses différentes.

Ne manquez pas de lire ce premier chapitre du livre de Marius Laurent, et ensuite tous les autres bien sûr. Combien a-t-il eu raison de citer en introduction la phrase célèbre d’Auguste Comte : « on ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire ».

Note :

1- Marius Laurent. Qualité et sécurité des soins. Une approche alternative. Lyon: Health & Co; 2024. 382 p.